Le génial Beytelamnn revisite en piano solo des classiques du tango argentin.
Patrice Caratini, ancien collaborateur de Gustavo Beytelmann au sein du trio tango Mosalini-Caratini-Beytelmann nous parle de ¡Sigamos! :
» Ignacio, te acordas ? » l’ultime apostrophe de cet enregistrement en dévoile le sens avant que ne se ferme la porte du studio sur les notes esquissées d’un tango enfoui par le temps. Et du « Los mareados », de Juan Carlos Cobian, au « ¡Sigamos! » de Gustavo Betyelmann, s’étirent sans fin les jeux de miroirs de la mémoire dont le piano se fait l’écho.
Mémoires embarquées dans les ballots des migrants partis sur d’improbables Mayflower en quête d’un monde fantasmé. Mémoires pleines de Chopin, de Brahms et de Schumann, franchissant les passerelles des bateaux dans les tréfonds des pianos à queue. Il fallait au moins cela pour faire pièce aux tourments de l’arrachement ! Emporter une parcelle de terre natale à la semelle de ses souliers sous la forme d’un meuble de trois cents kilos chargé de tous les raffinements technologiques apparus depuis la cour des Medicis à Florence et du gravicembalo col piano e forte de Bartolomeo Cristofori, jusqu’à la mécanique du double échappement imaginée par Sébastien Érard et promue par Louis XVI.
De cette histoire qui regardait les bateaux venus d’Europe accoster les ports des Amériques, de la côte caraïbe jusqu’au Rio de la Plata, jaillira la grande aventure des musiques populaires urbaines du XXe siècle. Avec le piano dans les rôles-titres : montunos de Cuba, mazurkas de la Guadeloupe, ragtimes de la Nouvelle Orleans ou tangos de Buenos Aires, les premiers enregistrements de piano solo qui nous restent de cette gestation tourmentée offrent des similitudes troublantes avant de se disperser au gré des histoires et des territoires respectifs. Langages surgis des noces barbares de l’Europe et de l’Afrique, sur fond de disparition des civilisations amérindiennes, ils affirment leurs identités et leurs parentés. Il n’est que d’écouter les enregistrements de la musique d‘Ignacio Cervantes, les anciens rouleaux de Scott Joplin, d’Ernesto Lecuona ou de Jelly Roll Morton pour s’en persuader.
Ici, on pensera plutôt au piano d’Osvaldo Pugliese ou à celui d’Horacio Salgan dont Gustavo Beytelmann réveille les mânes, mais c’est le parti pris du solo qui fait sens. Hors de toute instrumentation signifiante, dépouillé des oripeaux du folklore, le piano paraît dans sa nudité, contraint d’exprimer l’essence de la musique. Et si la Palomita blanca, Corralera ou Niebla del riachelo renvoient d’évidence l’auteur/interprète de cet album à la mémoire de son village d’enfant et aux orchestres de bal qui jouaient sous les fenêtres de sa chambre, c’est bien le traitement appliqué à ces titres mythiques qui place l’artiste de plain-pied dans son époque.
En ce sens, le titre éponyme exprime le principal : « N’en restons pas là, poursuivons, s’il vous plaît ! » Ce faisant Gustavo Beytelmann ne tourne pas la page, il l’élargit plutôt, lui donne de la profondeur, lui trouve des transparences.
Dans cet album de tangos en piano solo ne cherchez ni la jupe fendue, ni les bas résille, ni la gomina du danseur, vous ne les trouverez pas. Laissez-vous simplement porter au fil du discours d’un artiste exigeant qui a su s’approprier un passé multiple et le rendre fécond. »
Enregistré à Buenos Aires au Cosentino Studios, en mars 2005.
Produit par Ignacio Varchausky.