Horacio Molina, le plus grand chanteur de tango, interprète sur scène les standards du genre, accompagné, lorsqu’il ne s’accompagne pas lui-même, par Jorge Giuliano à la guitare.
ESSENCES
par Diego FISCHERMAN (traduction Françoise Thanas)
Pour Bach – comme pour les compositeurs de l’histoire musicale européenne antérieure et postérieure, depuis les représentations religieuses du Moyen Âge jusqu’à l’opéra romantique et le cinéma hollywoodien – les sons aigus étaient spirituels et les sons graves profanes, voire démoniaques. Pour les moines du Tibet, c’est le contraire.
Certains modes musicaux, profondément mélancoliques lorsqu’on les écoute dans les lieux les plus à l’ouest de l’Occident, sont joyeux jusqu’au paroxysme dans les petits villages de la partie orientale de l’Europe, là où ils sont nés.
Lorsqu’elles chantent un boléro, les plus belles voix de l’opéra peuvent être épouvantables, et les voix les plus agréables du blues interprétant un lied de Schubert peuvent sembler irritantes. On pourrait dire que tout – du moins tout ce qui a un rapport avec les valeurs et les pouvoirs représentatifs attribués à la musique – tout est culturel. Cependant, il est une chose antérieure à toutes les cultures. Une chose qui leur est, et leur a été, intrinsèque depuis que l’homme a un langage, et ce dans toutes les classes de la société. Pour parler avec les dieux, pour séduire, pour accompagner nos morts bien-aimés, pour raconter les histoires les plus sublimes, celles qui racontent notre propre histoire… pour tout cela, on chante. Il est toujours apparu évident à l’être humain que la parole chantée avait plus de pouvoir que la parole seule.
Le tango, on le sait, est souvent une chanson. Rares, cependant, sont les chanteurs professionnels qui en tiennent compte. Les voix qui vocifèrent à tue-tête une phrase aussi intime que: “le suave murmure de ton soupir caresse mon rêve” mettent en jeu – comme dans d’autres rituels et jusqu’à quel point ! – les gestes du tango détachés des contenus qui en sont l’origine. Parler de “tango essentiel” c’est donc récupérer ce moment où les paroles chantées étaient plus – et non pas moins – que des paroles. C’est, en outre, revenir à ce moment fondateur où, sans la moindre dérobade possible, la relation nue d’un chanteur avec sa guitare permettait précisément la mise en scène de l’essence même. C’est revenir à ce mythe de l’origine qu’est, pour bien des raisons, Carlos Gardel. Et pour personne cette recherche d’essentialité ne pourrait être plus vraie que pour celui qui trouve en elle sa propre essence, Horacio Molina, dont le rare mérite est de rendre hommage à Gardel sans tomber dans aucun de ses tics. Et comme il l’aime, il ne se rabaisserait jamais à faire quoi que ce soit qui puisse ressembler à une imitation ou à une parodie. De toute façon, il travaille depuis toujours avec en tête l’idée de l’essentiel. Il chante en dépouillant chaque chanson de tout ce qui n’est pas la chanson. Il procède comme un sculpteur, par soustraction, ne conservant que ce qui est la chanson. Et il ne chante que les chansons dont l’importance lui semble indubitable. Refusant tout mimétisme des versions du passé, il les chante avec un respect absolu de l’art qui lui est propre.
Horacio Molina, dans “Tango essentiel”, chante accompagné d’une guitare seule. Et alors apparaissent les acceptions les plus profondes de Molina et du tango. Peut-être est-ce dans cette proximité, dans cette qualité mystérieuse où genre et chanteur trouvent au même endroit leurs couleurs les plus caractéristiques, peut-être est-ce là que réside l’immense pouvoir de ces paroles chantées ? À une époque où les modes et la transmission de gestes vides ont fait croire que la finesse, la chaleur et l’élégance étaient choses du passé, Molina apparaît comme l’un des chanteurs les plus fins, au phrasé le plus élégant et au timbre le plus chaud et cristallin d’Argentine. La délicatesse et la rigueur, poussées jusqu’à l’obsession, du choix de chaque accord jusqu’à faire en sorte que l’harmonie d’une version soit unique, vient probablement de la bossa nova et du boléro cubain des années 50, genres que Molina a également cultivés avec amour. Le souci que l’on comprenne le texte et que certains mots puissent être ré-écoutés comme si on les entendait pour la première fois, vient peut-être de sa passion pour le baryton Dietrich Fischer-Dieskau. Mais rien de tout cela ne peut faire oublier l’apport de quelques-uns des vieux chanteurs fondateurs du tango-chanson. Ni Gardel, ni Charlo, ni Rivero ni le Goyeneche de la fin des années 50 n’avaient besoin d’inventer quoi que ce soit pour dire, pour qu’une chanson soit plus que des notes mises au bon endroit. Et c’est dans cette tradition du tango et, bien avant, dans celle de la chanson, et surtout, dans celle de la recherche de l’essentiel, que se situe tout naturellement Horacio Molina.
Enregistré live au Teatro Regio de Buenos Aires, le 1er mars 2005.
Produced by Horacio Molina & Fernando Laviz.